ACTUALITES

De quoi Abdou Nguer est-il le nom? Par Adama Sow

Ce mercredi matin, à l’annonce de sa libération, j’ai eu comme un frisson, un sentiment mêlé de soulagement et d’inquiétude. 212 jours après son incarcération, Abdou Nguer a retrouvé l’air libre, et avec lui, cette parole brute, imprévisible, souvent dérangeante, qui échappe à tous les codes. Son visage fatigué, son regard habité et son sourire contenu disaient tout : la prison n’a pas brisé sa voix, elle l’a amplifiée. Ce n’est pas seulement un homme que l’on libère, mais une voix que l’on rend à la rue, un souffle qui traverse les murs. Car si la cellule a pu lui ôter le micro, elle n’a pas pu lui retirer ce qu’il incarne : la revanche du peuple sur les codes, la revanche du wolof sur le français, la revanche du vécu sur le discours convenu. Ce qui m’a impréssionné lors de son incarceration, c’est que Abdou Nguer n’a jamais cessé de parler. Ses vidéos virales ont continué à parler à travers lui, même quand il se taisait.
Il faut bien le reconnaître : le destin d’Abdou Nguer tient du roman. Il est, pour moi, un objet d’étude et d’analyse. Celui d’un jeune tailleur, sans instruction, venu d’un village qu’il a propulsé dans l’actualité, qui, par la seule force de la parole, s’est hissé au rang des voix les plus écoutées du pays. Son wolof est rugueux, dépouillé, mais vibrant. Sa parole ne cherche ni la perfection ni la beauté du style ; elle frappe par son rythme et son authenticité.
Quand il a été arrêté, beaucoup ont cru qu’il s’agissait d’un simple épisode de trop dans un parcours déjà controversé. Mais au fil des jours, quelque chose s’est inversé : le silence de Nguer a commencé à résonner plus fort que ses propres mots. Une partie de l’opinion s’est reconnue dans ce qu’il incarnait : un symbole de cette distance entre ceux qui gouvernent la parole et ceux qui la subissent. À mesure que les semaines s’écoulaient, sa cellule devenait un autel, et son absence, une présence obsédante.

Je pense qu’Abdou Nguer incarne, à sa manière, cette revanche silencieuse d’une frange oubliée du pays. Il parle comme on parle au quartier, dans les marchés, sur les chantiers, dans les taxis : avec des mots simples mais chargés d’une efficacité brute. Il ne cherche pas à plaire, encore moins à convaincre ; il cherche à être entendu. Et dans un contexte où tant de citoyens se sentent ignorés, sa voix devient un refuge, un exutoire collectif. Là où beaucoup voient de la vulgarité, d’autres entendent une légitimité retrouvée. Dans un pays où les élites se parlent entre elles, où la politique et le journalisme se perdent parfois dans des jeux d’échos, Nguer a imposé un langage de rupture : direct, frontal, sans permission. Et c’est précisément cela qui le rend dangereux pour certains, mais profondément fascinant pour d’autres.
Le phénomène Nguer n’est pas un hasard : il est né d’un vide. Celui laissé par des médias qui, à force de commenter le réel, ont cessé de l’habiter ; celui d’élites trop sûres de leur monopole symbolique, et d’une parole publique devenue tiède, calculée, sans chair. Dans cette faille, une nouvelle forme de communication s’est imposée: celle de la rue, de la spontanéité, du vrai non filtré. Aujourd’hui, la viralité a remplacé la véracité. Ce n’est plus la profondeur du propos qui importe, mais sa capacité à provoquer, à faire réagir, à faire le buzz. Abdou Nguer a compris cela avant tout le monde. Il n’a pas inventé ce que j’appelle “la Nguerisation” du débat public ; il en est la conséquence la plus spectaculaire. La preuve vivante qu’on peut conquérir le micro sans diplôme, sans carte de presse (Pape Diam voice), sans autorisation – à la seule condition de parler la langue de ceux qui écoutent.

Sa libération m’a confirmé une évidence : le Sénégal traverse une crise de traduction. Les journalistes, souvent, s’expriment dans une langue que le peuple ne comprend plus. Les politiques, englués dans leurs discours convenus, s’adressent à une société qui ne les écoute plus. Quant aux intellectuels, leurs analyses ne trouvent plus de lecteur au-delà de leurs cercles. Dans ce silence vertical, Abdou Nguer s’est engouffré comme un messager inattendu. Il a réconcilié le peuple avec sa propre parole. Il dit les colères, les frustrations, mais aussi la fierté, la patience et la lucidité populaire. Il rappelle, à sa manière, que la démocratie n’existe vraiment que lorsque le peuple se reconnaît dans ceux qui parlent.
Son arrestation fut un malentendu sur la nature du pouvoir symbolique. En le mettant en prison, les élites lui ont offert une légitimité que ni les médias ni la notoriété n’auraient pu lui donner. À sa sortie, Nguer n’est plus un simple chroniqueur : il est devenu une figure morale, presque mythique, le visage d’un Sénégal populaire que la République officielle peine à comprendre.
De quoi Abdou Nguer est-il le nom ?
A mon humble avis, Abdou Nguer est le nom d’un basculement. Un nouveau phénomène d’un pays où la parole a changé de camp, où le vécu a remplacé le savoir, où la langue du peuple a pris le dessus sur celle des élites. Mais il est aussi, paradoxalement, le nom d’un espoir : celui d’une société qui, malgré sa colère, continue de chercher un sens à sa propre histoire. Abdou Nguer ne parle pas “bien”, mais il parle authentique. Et dans un monde saturé de discours, cette authenticité brute devient une forme de courage. Ce qu’il incarne, c’est la parole libérée dans toute sa force et sa fragilité. Une parole qui bouscule, qui dérange, mais qui, au fond, nous oblige à repenser ce que parler veut dire.

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page